lundi 5 mars 2012

« Mon bon, mon excellent père »

L’autre grande victime de Milos Forman, dans la version récente d’ « Amadeus » comme dans celle de 1984, d’ailleurs, est sans conteste Léopold Mozart : père abusif, rigide, étouffant Wolfgang de son autorité. Mais aussi père « Commandeur », revenu de l’au-delà demander des comptes à son fiston – si l’on en croit le Salieri de Forman commentant la fin de « Don Giovanni ». L’écrasant portrait de Léopold qui, dans le film, orne le salon de Wolfgang à Vienne a lui aussi été dénaturé pour servir la thèse du film : Mozart père y apparaît sévère et impitoyable alors que le vrai portrait de Léopold nous montre un très bel homme aux yeux clairs, aux traits harmonieux et au visage sérieux - car personne (et les femmes pas plus que les hommes) ne souriait sur les portraits du XVIIIème siècle : on suppose aujourd’hui, devant la gravité générale, que les dents des modèles avaient tout intérêt à être cachées !

J’ai quant à moi, dans la correspondance de Léopold et de Wolfgang, découvert un tout autre type de rapport père/fils. Lettre à Léopold du 8 novembre 1780 : « je vous assure qu’aucun de nous n’a pu dormir une minute de toute la nuit : cette voiture secoue à vous faire rendre l’âme ! Et les sièges ! Durs comme pierre ! À partir de Wasserburg, j’ai cru pour de bon que mon derrière n’arriverait pas en entier à Munich ! Il était tout meurtri et sans doute rouge comme feu. J’ai passé deux étapes à appuyer mes mains sur le coussin pour garder le derrière en l’air ! »
La réponse de Léopold, le 11 novembre suivant, n’est pas mal non plus : « J’ai fait une fois dans ma vie l’expérience des diligences qui maltraitent affreusement notre pauvre cul. Et on ne m’y reprendra pas non plus ! Je tiens trop à mes deux noyaux de quetsches ».
Il  y aura plus fort encore : lettre du 22 décembre 1781, adressée à Léopold que Mozart cherche à convaincre de l’absolue nécessité pour lui de se marier : « La nature parle chez moi aussi haut que chez tant de grands et forts lourdeaux. Il m’est impossible de vivre comme tant de jeunes gens d’aujourd’hui – d’abord j’ai trop de religion, ensuite j’aime trop mon prochain pour aller séduire une innocente jeune fille et, en troisième lieu, j’ai trop d’horreur, de dégoût, de répulsion et de crainte des maladies pour me commettre avec des putains. C’est d’ailleurs pourquoi je peux jurer n’avoir encore jamais eu de relation de cette sorte avec aucune de ces femmes. Si ç’avait été le cas, je ne vous le cacherais pas, car faillir est naturel à l’homme, et faillir une seule fois ne serait que faiblesse – encore que je n’oserais promettre d’en rester à cette seule faiblesse si j’avais failli une fois sur ce point ».
Mozart aurait-il évoqué aussi franchement et avec autant de simplicité sa sexualité avec son père si Léopold avait été le censeur impitoyable que trop de biographes (et de cinéastes) ont voulu nous vendre ?
Cette image austère et crispée que Forman - et tant d’autres - ont voulu donner de Léopold montre donc une méconnaissance profonde des lettres du père et du fils mais surtout des structures familiales au XVIIIème siècle. A cette époque-là en effet un père de famille décidait absolument de tout : de la religion, du métier et même des « promis » de ses enfants. On n’était d’ailleurs majeur qu’à la mort de ses parents. Le court dialogue entre Joseph II et Mozart que montre le film de Forman : « excusez-moi, mais quel âge avez vous ? »  - « 26 ans, sire »  – « eh bien, en ce cas, je vous conseille vivement d’épouser cette charmante jeune viennoise et de rester ici avec nous » est doublement absurde. D’une part parce que l’empereur d’Autriche avait d’autres chats à fouetter qu’à gérer la vie sentimentale de Mozart et d’autre part parce qu’à 26 ans, nul ne se mariait sans autorisation paternelle. La question ne se posait même pas.

Or que va faire Mozart ? : démissionner de son poste – ce que personne ne faisait en ce temps-là - contre l’avis de son père, puis épouser Constance toujours sans son autorisation – un accord qui arrivera le lendemain de la cérémonie, huit mois après que Mozart l’eut sollicité. Et tout cela sans se brouiller le moins du monde avec Léopold, réitérant même à son père tout son respect et tout son amour. Car si le père et le fils entrèrent effectivement en désaccord sur le choix de carrière que Wolfgang venait de faire  - s’installer à Vienne sans poste fixe ni protecteur assuré -, si Léopold ne fut pas enchanté (doux euphémisme) de voir son fils épouser Constance, les deux hommes ne furent jamais fâchés.
Lettre à Léopold du 19 mai 1781 : « Je ne peux me remettre de mon étonnement, et je ne le pourrai jamais si vous continuez à penser et à écrire ainsi : je dois avouer qu’à aucune phrase de votre lettre, je ne reconnais mon père ! – un père certes, mais pas le meilleur, le plus affectueux, le plus soucieux de son honneur et de celui de ses enfants ! En un mot, pas mon père ! ».

Après une telle réponse, Léopold ne pouvait que s’incliner et faire bloc avec son fils. Lettre du 10 août 1781 à l’éditeur Breitkopf de Leipzig : « En ce qui concerne mon fils, il n’est plus au service de notre Cour (celle de Salzbourg). Lorsque nous étions à Munich, le prince l’a appelé à Vienne, où il se trouvait. Toutefois, comme sa Grâce Princière y a extraordinairement mal traité mon fils et que, par ailleurs, la plus haute noblesse lui témoignait les plus grands honneurs, ils l’ont facilement persuadé de quitter son poste au misérable salaire, et de rester à Vienne ».
En quittant Salzbourg, Mozart ne fuyait donc pas Léopold mais Colloredo. La preuve ? Elle se trouve dans une lettre à sa sœur du 18 août 1784, dans laquelle Wolfgang félicite Nannerl de son proche mariage : « Ma femme et moi te souhaitons tout le bonheur et le contentement possible à l’occasion de ton changement d’état ; nous sommes surtout désolés pour notre cher père, qui va devoir vivre seul désormais. Mais si j’étais à la place de mon père, je demanderais à l’Archevêque (après tant d’années de service !) de me mettre à la retraite (Léopold avait 65 ans au mariage de Nannerl) et une fois ma pension accordée, je partirais chez ma fille et je vivrais tranquillement là-bas ; si l’Archevêque refuse, je demanderais mon congé et j’irais chez mon fils à Vienne, c’est ce que je lui ai écrit aujourd’hui même, et je te demande avant tout de t’efforcer de le persuader de faire cela ».
Forman se moque également de nous quand il présente la venue de Léopold à Vienne comme une arrivée surprise, avec pour raison inavouée de surveiller un fils que le patriarche accuse d’emblée d’avoir des dettes ; ce qui n’était pas le cas en 1785, Wolfgang et Constance employant même un valet et une cuisinière qu’ils garderont, dèche ou pas, tout au long de leur vie commune.
Pour venir passer quatre mois à Vienne, Léopold Mozart avait en fait sollicité de Colloredo un congé sans solde - ce qui, connaissant l’Archevêque, n’avait pas dû se faire sans mal. Il était en outre accompagné de Marchand, l’un des ses élèves violoniste. Pendant son séjour, Léopold, parrainé par son fils, entrera même en franc-maçonnerie dans la même loge que Wolfgang. Une chose qui, elle non plus, ne s’improvisait pas, dont « Amadeus » se garde bien de faire mention et qui montre que les deux hommes avaient préparé de longue date ce séjour viennois, tout en partageant les même idéaux humanistes et, peut-être, (car aucun document ne l’atteste) les mêmes idées politiques.
Léopold profita d’ailleurs pleinement de chaque minute passée dans la capitale autrichienne. Lettre à Nannerl du 16 février 1785 : « Le dimanche soir, ton frère joua un magnifique concerto. Je n’étais éloigné que de deux loges de la belle princesse du Wurtemberg, et j’eus la joie d’entendre si parfaitement tous les instruments que les larmes me vinrent aux yeux de plaisir. Lorsque ton frère eut fini, l’empereur, le chapeau à la main, lui fit signe et cria « bravo, Mozart ! ».
Le départ de Vienne de Mozart-père ne fut donc pas motivé par une querelle avec Constance – comment une épouse, au XVIIIème siècle, aurait-elle élevé la voix contre son beau-père ? - mais par la fin de son congé. Et le retour à Salzbourg fut très dur pour Léopold, d’autant plus que sa fille, enfin mariée, ne vivait plus avec lui. Lettre à Nannerl du 27 mai 1785 : « Je ne peux nier que le temps me semble très long. Car j’ai été, pendant quatre mois,  sans cesse entouré de monde…et où aller à présent ? Je ne sais si je suis trop intelligent pour la plupart des gens, ou bien si ce sont eux qui sont trop sots pour moi ! ». La prison salzbourgeoise s’est donc refermée pour toujours sur Léopold et Wolfgang, qui ne pouvait pas se permettre de quitter Vienne où vivaient ses élèves (sa source quasi unique de revenus) ne devait jamais revoir son père – mort en mai 1787.
Le sommet du tripatouillage historique à charge – toujours contre ce pauvre Léopold - est tout de même atteint, dans « Amadeus », par la célèbre scène du Carnaval de Vienne, pourtant si belle à regarder et à écouter, où Mozart, Constance et Léopold se rendent à un bal masqué (une « Redoute », comme on disait alors). Constance, qui a perdu au jeu des chaises musicales, se voit très vite donner un gage : « montrez vos jambes ! » - ce qui était assez coquin au XVIIIème siècle quand dévoiler généreusement sa poitrine ne l’était pas. Constance s’exécute, Wolfgang rit de bon cœur tandis que Léopold est ulcéré et veut quitter la pièce.
La vérité est bien différente : Constance a effectivement participé à une Redoute mais à l’époque de ses fiançailles et en compagnie de quelques amies ; et surtout sans Wolfgang ni Léopold ! Elle a bien eu un gage, qui a consisté à se laisser mesurer les mollets avec un ruban par un « chapeau » (c’est à dire par un bourgeois installé). L’épisode nous est connu grâce à une lettre de Mozart qui, furieux, n’admet pas que sa fiancée se soit ainsi comportée. C’est lui, et non son père, qui prend très mal une plaisanterie pourtant courante pendant le Carnaval – toujours synonyme de défoulement.
Extraits de la lettre à Constance du 19 avril 1782 : « je vous prie encore une fois de bien réfléchir à la cause de cette malheureuse affaire et de bien peser pourquoi j’ai critiqué votre fâcheuse inconscience qui vous faisait raconter à vos sœurs – et en ma présence !– que vous vous étiez fait mesurer les mollets par un chapeau…Une femme qui tient à son honneur ne fait pas cela. La      maxime qui tient à ce qu’on fasse comme les autres quand on est en compagnie est fort bonne, mais il faut considérer tous les aspects de la question… Si la baronne se l’est également fait faire, c’est tout autre chose car elle est déjà une femme sur le retour (qui ne saurait plus aguicher)… Si vous n’avez pas pu résister à l’envie de faire comme les autres, vous auriez dû prendre le ruban, au nom de Dieu, et vous mesurer vous-même les mollets ! »
Mozart n’avait donc rien du fiancé « partageux » et le malheureux Léopold fut absolument innocent de cette « Affaire des mollets » qui faillit brouiller pour de bon son fils et Constance ! Quant à la fameuse « liberté des moeurs » censée régner à Vienne au XVIIIème siècle et dont se gargarisent tant de livres, ce n’est qu’une fable de plus.

Puisque nous en sommes à cette scène du Carnaval, dénonçons deux autres graves distorsions de la vérité, préjudiciables cette fois à l’image de Mozart : lorsque quelqu’un lui demande – car il doit lui aussi exécuter un gage – de jouer à la manière de Gluck, il refuse avec mépris en qualifiant ce compositeur de « mortel ». Or Mozart appréciait la musique de Gluck, au point d’en inclure des extraits dans ses « Noces de Figaro ». « Jouez Haendel ?» - « J’ai horreur de sa manière ! » est une autre énormité. Mozart admirait en effet sincèrement la musique de ce compositeur découvert à Londres lors de sa grande tournée européenne, alors qu’il n’avait que huit ans, au point, le 6 mars 1789, de diriger à Vienne son propre arrangement du « Messie » - réalisé pour une soirée privée, à la demande de son ami van Swieten. Pauvre Mozart : Shaffer et Forman le voulaient arrogant et méprisant ? Arrogant et méprisant ils l’ont montré ! Sans vergogne, et au prix de mensonges qui, personnellement, me dérangent beaucoup car ils donnent une image fausse de ce compositeur que j’ai fini par considérer comme un ami.

Pour en finir avec les rapports entre Mozart et Léopold, je voudrais rappeler que le « meurtre du père » est une notion freudienne, qui date de la fin du XIXème siècle : à l’époque de Mozart, la psychanalyse n’ayant pas encore exercé ses ravages, on n’avait pas besoin de « tuer » symboliquement son père pour s’affirmer. C’est même le contraire qui s’est produit pour Mozart : la mort de Léopold, le 28 mai 1787, ouvrit devant lui un gouffre béant. Car c’est un an après la perte de son unique mentor, de l’être qui le connaissait le mieux, de son véritable alter ego que Wolfgang commença à emprunter de grosses sommes d’argent à un riche frère de loge, ralentit considérablement le rythme de ses compositions pour finir, pendant une année entière (l’année 1790), par ne plus rien écrire du tout - mis à part la musique « alimentaire » destinée aux bals de la cour, à laquelle il n’accordait guère d’importance.

Une période de deuil intense, qui durera jusqu’au début de 1791.

3 commentaires:

  1. Extrèmement bien vu. Transformer à ce point la réalité est inadmissible de la part de forman. En fait, les Mozartien auraient du tout de suite se révolter contre un tel film et s'il méritait bien un oscar, c"est celui de la plus grande fumisterie du siècle.

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  2. Ne soyons pas trop dur avec le film de Milos Forman. D'abord ce n'est pas un documentaire, c'est un film magnifique, un vrai chef-d'oeuvre (pour la version cinéma) qui pourrait être une sorte de quolibet contre certains excès de la jalousie. Toutefois entièrement d'accord pour fustiger la "version longue" qui, par moment, sombre dans l'outrage. Enfin "Amadeus", a le mérite, c'est mon cas du moins, de donner envie à découvrir davantage Mozart et sa musique.

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    1. En qualtié de professeur de musique en collège et lycée, j'ai souvent fait usage du film "Amadeus" (en fin de trimestre) avec mes élèves, car il s'agit, comme vous le dites, d'un authentique chef d'oeuvre. Mais je n'en savais pas autant qu'aujourd'hui et surtout je n'avais pas lu la correspondance de la famille Mozart (1200 lettres, qu'il m'a fallu une année pour lire intégralement).
      Ces lettres m'ont fait voir un Mozart aux antipodes de celui que Forman nous présente, pas arrogant pour deux sous, bien plus mûr et plus responsable que l'image qu'il a voulu donner de lui.
      C'est toutefois la version longue d'"Amadeus", (abjecte pour Constance Mozart et pour Salieri), qu'un de mes choristes m' a offerte en pensant me faire plaisir, qui m'a décidée à écrire ce blog.

      Cordialement,


      Michèle Lhopiteau-Dorfeuille

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