Aucun film « en costume » n’a eu, au XXème siècle,
autant d’impact que l’ « Amadeus » de Milos Forman, le film
« aux huit Oscars ». Si les mozartiens, malgré les énormités dont il
est émaillé, n’ont pas bronché à sa sortie, en 1984, c’est parce
qu’ « Amadeus » était aussi la reconstitution somptueuse d’une
époque révolue mais qui nous fascine toujours, avec d’excellents acteurs et une
bande-son évidement superlative. Et ce film a effectivement
enchanté plusieurs générations d’amoureux de Mozart, tout en permettant à
d’innombrables collégiens et lycéens, dûment encadrés par leurs professeurs de
musique, de découvrir le « Génie de
Salzbourg » ailleurs que dans une salle de classe. La beauté formelle de
l’ensemble, son raffinement et l’élégance des dialogues de la version française
(certains en alexandrins) rachetèrent bien des approximations. Après les
indispensables mises au point historiques, la magie du film opérait pour tous.
Seulement voilà : cet
« Amadeus », tourné à Prague en 1983, est ressorti dans une version
de trois heures, sous-titrée «The
Director’s cuts » (« Le montage du metteur en scène ». Et
rien ne va plus. Il est même fascinant de voir à quel point quelques scènes
d’une vulgarité gratuite et d’une bassesse inouïe, grâce au ciel absentes de la
version originale, ont suffi à dégrader et à décrédibiliser un chef-d’œuvre
comme celui-là. Comme il en faut peu pour abîmer les plus belles choses !
Mais comment Milos Forman a-t-il pu tomber aussi bas ? Car il affirme en
personne - dans les bonus de son
« Amadeus » nouvelle manière - tenir depuis toujours à cette version
intégrale, et ajoute que seul le refus des distributeurs de programmer un film de
trois heures l’avait contraint de l’amputer de quelques scènes en 1984; des
scènes calamiteuses - et surtout imaginaires - qu’il a donc de son propre chef réinjectées.
Le réalisateur a certes toujours pris des libertés avec ses
sources historiques : dans son (superbe) « Valmont » de 1989,
pour ne citer que cet exemple, on ne retrouve aucune des situations des
« Liaisons dangereuses » de Laclos. Mais peu importe car Valmont et
Mme de Merteuil ne sont, après tout, que des personnages de fiction qu’un
artiste de la trempe de Forman peut bien s’arroger le droit de faire vivre à sa
façon. Il en va tout autrement pour Mozart, son épouse Constance et
surtout son père Léopold, dont un millier de lettres sont parvenues jusqu’à
nous – grâce au zèle de Constance et de son second époux, qui ont mis vingt ans
à les rassembler. Des lettres pas assez nombreuses pour affirmer de façon
péremptoire et définitive qui étaient leurs auteurs, mais assez éclairantes
pour comprendre qui ils n’étaient pas. Et Wolfgang, Constance et Léopold
n’étaient pas du tout les marionnettes que le réalisateur a faites d’eux dans la
version intégrale de son film. Car les faits sont têtus et la correspondance
des Mozart toujours là - traduite en français depuis 1994 par Geneviève
Geffray, alors conservatrice de la bibliothèque du Mozarteum de Salzbourg. Tous
les extraits de lettres que je cite en proviennent, sans exception.
Car il y a plus grave : si la pièce de théâtre de Peter
Shaffer dont Forman s’est directement inspiré annonce clairement la
couleur dans une postface - écrite après la sortie du film : « on ne le dira jamais assez : je
n’ai pas écrit, dans ma pièce, une
biographie objective et documentée de Mozart » - , rien de tel avec
« Amadeus » : les spectateurs le reçoivent en pleine face, au
premier degré et sans la moindre restriction, submergés qu’ils sont par la
force et la beauté des images, devenues la Vérité. Les questions
posées par le public à la fin des conférences que je donne régulièrement sur
Mozart ne laissent planer aucun doute : ce film, aujourd’hui encore, reste
l’unique référence de beaucoup de mélomanes qui ont pris une œuvre de fiction
pour un récit historiquement étayé. Et cette nouvelle version
d’ « Amadeus », si inférieure à la première et encore plus
« mythomane » qu’elle, ne peut donc que leurrer ceux qui vont à leur
tour la découvrir et la prendre pour argent comptant.
Il m’a semblé par conséquent que la coupe était pleine, qu’il
était urgent d’épingler chaque scène où le vrai et le faux sont
inextricablement mêlés et de démontrer, lettres de la famille Mozart à l’appui,
pourquoi tel ou tel épisode ne pouvait être qu’imaginaire.
Sans la moindre intention de casser un mythe, bien au
contraire : il ne s’agit pour moi, très sincèrement, que de rendre justice
à des êtres envers lesquels j’ai la plus grande révérence (et la plus grande
affection) et qui méritent tous – Salieri compris ! - d’entrer dans la
mémoire collective sous leurs vrais visages, et non sous le masque trompeur de
caricatures made in Hollywood.